« De
Gaulle, Portraits »,
Textes
choisis et présentés par Jean-Pierre Rioux, Editions Omnibus,
2008, 964 p., 27 euros

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Il fallait éviter un double écueil : celui
d’en faire un énième recueil historique de citations et celui de
tomber dans une récupération projective de l’actualité. C’est
bien le moins lorsque se trouve en jeu la figure du Général de
Gaulle, dont l’histoire étalée sur trois républiques semble
indéfiniment se prolonger par l’incessant rappel - voire la
subtilisation - de sa pensée.
D’où la formule prudente et néanmoins
vivante choisie par Jean-Pierre Rioux d’un kaléidoscope, un
assemblage de textes « publiés à chaud » à l’époque, soit huit
portraits sur un homme qui détestait qu’on l’appelât « du 18
juin », tant il trouvait passablement réductrice l’association
de sa vie à cette seule date. Déjà une indication de son
caractère. Une fois refermées les 964 pages, on donne amplement
raison à l’initiateur de ce travail paru aux éditions Omnibus :
le mystère de l’homme de la France libre ne s’éclaircit pas
complètement et il faudra encore bien du labeur aux historiens
pour venir à bout - mais la « grandeur n’a-t-elle pas besoin de
mystère » ? - des zones d’ombre du personnage. On ne manifestera
qu’un léger désaccord pour le titre de l’introduction : « une
morale de l’histoire » tant l’idée d’enfermement recélée par
cette notion ne paraît pas conforme, en dépit de ses convictions
religieuses, à la vision ouverte sur le monde et sur l’avenir
contenue dans l’œuvre du Général.
Des premiers engagements combattants du
Lieutenant de Gaulle en 1914, racontés dans le style grand
siècle d’une biographie intimiste par Gaston Bonheur, aux heures
noires de 1970 décrites avec d’infinies émotions par Jean
Mauriac, le lecteur des jeunes générations devra finalement
balayer cette perception trop répandue de l’homme sanglé dans sa
vareuse militaire, pourfendeur radical de la « chienlit » en mai
68. Témoignages et analyses à l’appui, il est invité à partager
les réflexions et l’action d’un homme à la communication trop
personnalisée au point de lui donner des allures de dictateur et
qui eut tort d’avoir raison trop tôt : en premier lieu, ses
vains efforts à persuader un Etat-major réticent, raison de la
défaite militaire de juin 1940, de la nécessité de rendre les
troupes mobiles et de les appuyer par l’utilisation offensive du
char, le tout dans un livre qui sera davantage lu et apprécié
par l’ennemi d’outre-Rhin que par les stratèges de la rue St
Dominique. « Le choix qui administre les carrières se porte plus
volontiers sur ce qui plaît que sur ce qui mérite »
dénoncera-t-il ultérieurement dans une réflexion qui ne manque
pas - hélas - d’une certaine actualité. Son inébranlable
conviction, ensuite, que le repli stratégique valait mieux que
le lâche renoncement opéré par le gouvernement de Vichy,
l’inéluctabilité, selon lui, de la douloureuse
« décolonisation » en 1958, la poursuite envers et contre tous
de ses efforts pour doter la France dès avril 1960 de la
puissance nucléaire fournissent par ailleurs quelques points de
repères à même de tempérer les « mauvais aspects du bon
gaullisme », les tentations de la Grande Nation si souvent
décriées par nos voisins et alliés. Ajoutons à cela sa vision de
la « Russie des Soviets », assumant l’idée, plus qu’évidente
aujourd’hui, d’une Russie éternelle dans son autocratisme et la
prescience du gigantisme à venir de la Chine. Une lucidité en
outre sur la vie politique à Paris, ville qui « régit toute
l’existence de la nation ». « De sept Français, explique de
Gaulle, l’un y habite et les six autres dépendent de ce qu’on y
pense et de ce qu’on y fait ». Vérité à méditer à défaut de
pouvoir y remédier.
Loin d’être apologétique, l’ouvrage permet
au néophyte - comme au spécialiste - de conserver son esprit
critique en savourant également les passages au vitriol de
Jean-François Revel sur « le style du général », une analyse de
contenu psychologisante de ses écrits et discours, des « oui
joyeux » du référendum au dédain manifeste pour la « conjoncture
électorale » lorsque l’opposition l’emporte aux municipales ! Un
sentiment de déjà vu. Avec en conclusion cette magnifique excuse
de l’auteur d’avoir écrit « tantôt général, tantôt Général, ne
faisant que suivre de Gaulle qui dans ses Mémoires écrit ce mot
tantôt avec une majuscule (par exemple dans Général de Gaulle),
tantôt avec une minuscule (par exemple dans général Catroux) » !
On relira également avec grand intérêt les réflexions très
éclairantes de Jean Daniel sur « de Gaulle et l’Algérie »,
mélange de reportages de terrain et de fines analyses politiques
qui retracent, du 13 mai 58 aux accords d’Evian d’avril 62, ces
années sombres de la métropole dans ses rapports autant avec son
ultime colonie qu’avec elle-même. On notera en particulier la
certitude prémonitoire du grand « journaliste » de l’Express
d’une « révolution algérienne marquée par l’arabo-islamisme »
tout en relevant cette sentence tenue par le Président tunisien
Bourguiba : « il se peut que pendant plus d’un siècle, les
Français aient perdu toutes les occasions d’une bonne politique
en Algérie mais les occasions que perdent les combattants
algériens en quelques années ne valent pas mieux ». Et Jean
Daniel de conclure dans une formule choc : « en Algérie, la
France n’a pas été le nazisme, un point c’est tout ». Historiens
et politiques en débattront volontiers.
C’est probablement le texte de Régis
Debray « A demain de Gaulle » qui reflète le mieux l’ambivalence
des contemporains pour le Général. Retiré désormais comme un
sage vivant sur l’Aventin, l’ancien conseiller de François
Mitterrand semble littéralement écartelé, sur la forme et au
fond, entre séduction avérée et répulsion complète pour le
fondateur de la Vème République. Finalement, une même logique.
Il n’est pas une phrase où l’essayiste, fidèle à son absolu
d’authenticité, ne répercute cette ambiguïté : la moindre
agréable faveur accordée au Général s’enchaîne immédiatement sur
une redoutable férocité, ballotant le lecteur épuisé dans une
véritable tempête d’opinions contrariées.
Finalement, de ce livre passionnant qui
devrait obligatoirement figurer dans toute bibliothèque digne de
ce nom, on retiendra parmi toutes, cette formule - disons
d’espérance - pour ceux et celles qui entendent un jour servir
la France ou...qui la servent déjà : à Paul Delouvrier qu’il
souhaite nommer en 1958 Délégué général du Gouvernement en
Algérie et qui se plaint de « ne pas être de taille », on entend
la voix caverneuse du Général lui répondre « Eh bien, vous
grandirez » !
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