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Annoncée
en pleine grève, le 5 décembre 1995, la réintégration de la France au
sein du conseil des ministres et du comité militaire de l’Organisation
du traité de l’Atlantique nord est passée quasiment inaperçue. Or cette
décision tourne la page ouverte en 1966 par le général de Gaulle avec le
retrait de l’organisation militaire intégrée de l’Alliance.
Aboutissement d’un rapprochement progressif engagé dès les années 70,
cet acte politique majeur s’appuie sur des arguments fallacieux.
A peine commentée, pratiquement négligée par les milieux
politiques, la décision du gouvernement français de se faire à nouveau
représenter en permanence dans plusieurs des organismes militaires de
l’Alliance atlantique n’est pas passée inaperçue dans les autres pays
occidentaux. Elle y a été saluée comme un retournement majeur de la
politique française. En annonçant cette réintégration au sein du conseil
des ministres de la défense et du comité militaire de l’OTAN, Paris a
précisé qu’il n’y aurait toujours aucune participation à des organismes
« intégrés » et qu’en particulier aucune force ne ferait retour dans le
système militaire « intégré » de l’Alliance. Cette distinction n’est pas
sans importance. Quand, en 1966, le général de Gaulle ayant décidé que
la France quittait l’organisation militaire de l’Alliance en raison même
de l’intégration qui la caractérisait, il lui fut demandé quelle en
était sa définition, il répondit, par écrit, que l’intégration se
définissait par la subordination et l’automaticité.
C’est dire que le
gouvernement actuel n’a pas voulu ou pas osé franchir un certain seuil :
les forces françaises ne seront toujours pas « subordonnées » au
commandement de l’OTAN, ni « automatiquement » engagées par les
décisions qu’il prendrait et auxquelles la France ne souscrirait pas.
Encore faut-il apporter une restriction : le corps européen dont font
partie des unités françaises serait soumis au commandement atlantique en
cas d’hostilités _ on peut néanmoins admettre qu’il s’agit là d’une
hypothèse extrême et, dans l’état actuel des choses, sans grande
vraisemblance. Le retour de représentants français dans les organismes
militaires atlantiques du plus haut niveau constitue pourtant un
tournant politique majeur dont il faut essayer de comprendre le sens,
car plusieurs interprétations en ont été données officiellement ou
officieusement. Tantôt, on a fait remarquer qu’il ne s’agissait que
d’une étape supplémentaire, dans la suite de toutes celles qui ont
progressivement comblé le fossé creusé nettement et clairement en 1966
par la décision de se retirer de toutes les instances militaires de
l’OTAN. Tantôt, on l’a présentée comme résultant inévitablement de la
participation d’un important contingent français aux forces
internationales déployées en Bosnie, et qui dépendront du commandement
atlantique : dès lors, la présence de la France à ses instances
militaires les plus élevées s’imposerait. Et plus souvent, enfin, on a
suggéré que l’objectif était, par des relations plus étroites et plus
complètes avec tous les organismes de l’Alliance, de pouvoir contribuer
à sa réforme et, en particulier, à celle de son système de défense et de
ses structures militaires. Il faut faire la part de ces diverses
motivations. Rattacher cette décision seulement à une série de
rapprochements entre la France et l’organisation militaire atlantique
serait la banaliser abusivement et en réduire la portée. L’accord
Ailleret-Lemnitzer, conclu en 1967, et dont le texte est très succinct
et de caractère très général, n’a prévu que des contacts d’état-major,
évidemment indispensables au cas où l’Europe occidentale aurait été le
théâtre d’un conflit dans lequel la France aurait choisi de
s’impliquer (1).
L’accord Valentin-Ferber, du 3 juillet 1974, complétait le précédent :
le corps d’armée français en Allemagne étant très étroitement rattaché à
l’ensemble de la première armée dont le commandement était en territoire
français, c’est bien celle-ci - dont le général Valentin était le chef - qui serait impliquée par l’éventuelle coordination entre états-majors
français et atlantique (2).
Conclu quatre ans plus tard, l’accord Biard-Schulze porta sur les
procédures nécessaires à cet égard, bien qu’il fût précisé qu’il n’avait
qu’une « portée générale » (3).
Un rapprochement progressif QUANT aux rapports entre forces aériennes et
défenses antiaériennes françaises et alliées, les arrangements conclus,
depuis l’accord Fourquet-Goodpaster de 1970 jusqu’aux accords Fatac-Aafce
(Force aérienne tactique française et forces aériennes alliées du
centre-Europe), ils avaient un caractère technique et pratique imposé
par la nature même de l’action aérienne, mais ne comportaient évidemment
aucun degré d’intégration. Il en allait de même du système de détection
Nadge, dont le général de Gaulle avait décidé que la France continuerait
de faire partie et qui, contrairement à ce qui est parfois écrit, est
une organisation commune et non pas intégrée (4).
A partir du début des années 80, des gestes nouveaux sont venus préciser
les hypothèses d’actions conjointes entre forces françaises et
atlantiques, au point qu’on fit étalage de l’amélioration substantielle
et systématique des rapports entre la France et l’OTAN. Ainsi de la
décision d’envisager l’engagement du nouveau troisième corps d’armée,
créé à Lille, au-delà de la ligne Rotterdam-Dortmund-Munich, admise
auparavant comme limite extrême d’éventuels mouvements français (5).
Ainsi des hypothèses d’emploi imaginées pour la Force d’action rapide
(FAR), encore que son engagement sur les zones avancées du théâtre
européen eût été plus démonstrative que stratégique _ chacun savait
qu’elle était par-dessus tout destinée à renforcer les moyens d’action
extérieure de la France. Tout fut fait, cependant, pour mettre en valeur
le rapprochement progressif entre le système français de défense et
l’organisation militaire atlantique, comme en 1986 avec la participation
d’une division entière à l’exercice « Frankischer Schild » (depuis 1966,
jamais plus d’un régiment n’avait pris part à de telles manœuvres) et
celle, plus ample encore, de 20 000 hommes à l’exercice « Moineau
hardi » de 1987.
Le gouvernement est allé jusqu’à annoncer publiquement
que la France n’emploierait pas ses armes nucléaires préstratégiques
sans en informer auparavant le gouvernement allemand _ nul n’ignorait
qu’il en irait ainsi puisque, même conçues comme « ultime
avertissement » à l’adversaire et comme prélude à l’emploi de l’armement
stratégique, ces engins auraient un certain effet sur le terrain. Donnée
à la suite d’entretiens entre MM. François Mitterrand et Helmut Kohl,
cette précision pouvait, du reste, paraître paradoxale : la portée
conférée finalement aux missiles préstratégiques Hadès et surtout
l’emploi éventuel de la composante aérienne préstratégique laissaient en
effet supposer que le territoire allemand ne serait pas forcément le
théâtre des frappes françaises. A l’arrière-plan des discours officiels
et des commentaires officieux sur les liens progressivement rétablis
entre la France et le système militaire de l’OTAN, et des démonstrations
plus ou moins tapageuses destinées à les faire valoir, les réalités
stratégiques demeuraient. M. Mitterrand lui-même insistait sur son refus
d’adhérer à toute forme de « riposte graduée », c’est-à-dire à la
stratégie de l’OTAN, et, à l’inverse, sur le maintien de la stratégie
française de dissuasion nucléaire et sur ses principes essentiels. En
baptisant « préstratégiques » les armes nucléaires tactiques françaises,
dès le début de son premier septennat, il marquait son refus de glisser
sur une pente qui aurait pu conduire au rapprochement avec les concepts
d’emploi des armes nucléaires tactiques américaines en Europe. Et, au
début du second septennat, la réorganisation des armées françaises,
baptisée « Armées 2000 », allait dans le même sens : elle les
répartissait entre les trois façades méditerranéenne, atlantique et
continentale, en réduisait les effectifs tout en supprimant le troisième
corps d’armée (6).
En définitive, malgré l’ostensible adhésion de la France au bloc
occidental et l’inflexion majeure de sa politique étrangère en faveur de
relations très étroites avec les Etats-Unis, rien n’empêchait que la
stratégie de Paris et celle de l’OTAN demeurent non seulement
différentes, mais en réalité incompatibles. Avec le rappel des principes
de la dissuasion française, alors même que l’organisation militaire
atlantique adoptait en 1988 la doctrine Rogers de « Follow-on Forces
Attack », inspirée par le concept d’« Airland Battle » (7),
on doit même constater qu’elles se tournaient le dos. La décision de
retour dans les organismes du plus haut niveau du système militaire
atlantique n’était donc en aucune manière une conséquence de gestes
précédents. A strictement parler, elle n’était pas non plus le résultat
de la participation d’unités aux forces destinées à l’application du
traité de paix sur la Bosnie, signé à Paris le 14 décembre 1995. La
présence militaire française dans l’ex-Yougoslavie procédait à l’origine
de la part prise aux missions que les Nations unies s’étaient données ;
le commandement français sur place s’insérait, de ce fait, dans celui de
la Forpronu. Un changement capital est survenu quand il a été décidé que
l’OTAN se chargerait de quelques-unes de ces missions, en particulier
pour l’application de l’embargo sur les ventes d’armes aux belligérants
et, de façon plus significative encore, pour les raids aériens. En
décidant que l’OTAN serait désormais leur « bras armé », les Nations
unies donnaient à cette organisation un rôle nouveau et se
dessaisissaient d’une partie de leurs prérogatives et de leurs pouvoirs
au profit d’un organisme placé sous l’égide des Etats-Unis. Elles
renonçaient à mettre en vigueur les articles de la Charte qui prévoient
que, pour ses actions militaires, elle se doterait de son propre
état-major et de ses propres commandements. A cet égard, l’affaire
yougoslave aura conféré à l’OTAN un rôle sans précédent, bien au-delà de
l’aire géographique couverte par le traité qui l’a fondée. La France n’a
pas pour autant décidé de réintégrer ses organismes militaires
dirigeants, et rien ne l’obligeait à le faire. Tout au plus peut-on
estimer que l’affaire yougoslave a fonctionné ici comme un engrenage.
Cette participation aux instances dirigeantes de l’organisation
militaire atlantique a-t-elle, cependant, pour but et aura-t-elle pour
effet de la réformer ? On le suggère officieusement : il serait plus
facile de s’y faire entendre et la réflexion sur l’avenir de l’alliance
dans l’après-guerre froide pourrait ainsi progresser. L’expérience,
toutefois, ne justifie pas cet optimisme. Et l’argument avait d’ailleurs
été mis au service du maintien de la France dans l’OTAN au début des
années 60, lorsque le général de Gaulle en contestait ouvertement les
principes. Mais aucune réforme ne fut entreprise, les Etats-Unis y
veillaient, avec l’approbation de leurs alliés. En irait-il autrement
désormais, la guerre froide ne pouvant plus être invoquée pour justifier
les rigidités anciennes ? N’était-il pas temps, notamment, de restituer
aux Etats européens plus de responsabilités, donc de réduire le degré
d’intégration des forces de l’OTAN grâce auquel le commandement
américain y exerce une prépondérance absolue ? C’est, au contraire, un
surcroît d’intégration que manifeste la création d’une Force de réaction
rapide de l’OTAN, où le niveau d’intégration descend plus bas que dans
n’importe quel autre système de forces _ au niveau du régiment _ et dont
le commandement, confié à un Britannique, est entièrement dépendant du
commandement suprême américain en Europe (Saceur). Autre évolution
significative : celle de la zone de compétence de l’Alliance atlantique
et, par conséquent, de son organisation militaire. Plusieurs pays
européens, et en premier lieu la France, ont toujours été hostiles à son
extension. Ils ne souhaitaient pas que, dans d’autres régions du monde
et donc d’autres zones de conflits, fonctionne un système à l’expérience
contrôlé et dirigé en permanence par Washington. L’inverse se produisit.
Lors de la crise du Golfe, quand la Turquie, membre de l’OTAN, invoqua
un danger _ imaginaire _ d’agression irakienne pour réclamer une
présence alliée sur son territoire, sous le couvert de l’organisation
atlantique, avec en prime une participation allemande, l’Alliance se
trouvait, en tant que telle, impliquée dans les marges du conflit. Puis
on vit, par le biais des accords conclus entre Etats membres de
l’Alliance et de l’ex-pacte de Varsovie, les problèmes de l’Europe
centrale et orientale entrer dans le champ des compétences de l’OTAN, y
compris en matière de sécurité. L’étape décisive intervint quand, comme
on l’a vu, les Nations unies firent de l’OTAN leur « bras armé » dans
l’affaire yougoslave : l’organisation atlantique prit en main d’abord la
gestion militaire de la crise, puis le contrôle de la mise en
application des accords de paix. C’était la reconnaissance officielle et
générale du rôle de l’OTAN au-delà de l’aire géographique couverte par
le traité qui l’a fondée _ exactement ce que la politique française
avait toujours voulu empêcher ! Il faut donc le reconnaître, la décision
de rétablir une participation française permanente aux organismes
dirigeants du système militaire atlantique a été prise pour d’autres
raisons. Les tentatives de ces dernières années en vue de faire
progresser l’idée d’un système européen de défense ont échoué.
Conformément à la tradition de sa diplomatie depuis sa naissance, la
République fédérale allemande a naturellement montré envers les
propositions françaises une amabilité calculée, dont on a vu à la fois
l’effet et les limites avec son adhésion au corps européen. Les
contributions d’autres pays avaient le même caractère symbolique. Depuis
la conférence atlantique réunie en décembre 1991, on sait que les
partenaires européens de la France ne veulent absolument pas d’un
système de défense indépendant de l’OTAN qui, par conséquent, risquerait
d’éloigner, si peu que ce soit, les Etats-Unis du théâtre européen. Au
contraire, leur conviction est qu’ils ont intérêt _ sur les plans
politique, stratégique et financier _ à les y maintenir en permanence,
quitte à satisfaire à leurs conditions. Leur état d’esprit n’ayant
apparemment pas changé, la diplomatie française se heurterait aux mêmes
obstacles et aux mêmes réticences si elle songeait faire prévaloir ses
conceptions dans les organismes dirigeants de l’organisation militaire
atlantique qu’elle réintègre. Du reste, le veut-elle ? Quand la fin de
la guerre froide a fait disparaître la justification historique donnée
au système atlantique, très peu de voix se sont élevées en France pour
le mettre en cause _ celles de l’ancien premier ministre, M. Pierre
Messmer (8),
de l’ancien secrétaire général du ministère des affaires étrangères,
M. Gilbert Pérol (9),
de très rares hommes politiques ou observateurs. Et le moins qu’on
puisse dire est qu’elles n’ont pas été entendues.
(1)
Michael M. Harrison, The Reluctant Ally : France and Atl antic Security,
John Hopkins University Press Baltimore, 1988. Général Valentin, « La
dissuasion et les armements classiques », dans L’Aventure de la Bombe,
de Gaulle et la dissuasion nucléaire, Plon, Paris, 1985.
(2)
Général Valentin, « La mission des forces françaises en centre-Europe et
la coopération franco-britannique », dans Pour une nouvelle entente
cordiale, Masson, 1988. Lothar Rüehl, « La coopération franco-allemande
à l’appui de l’Alliance et de l’Europe », Revue de l’OTAN (Bruxelles),
décembre 1987.
(3)
Frédéric Bozo, La France et l’OTAN, Masson, Paris, 1991.
(4)
Général François Maurin, « L’originalité française et le Commandement »,
Défense nationale, Paris, juillet 1989.
(5)
David S. Yost : « Franco-German Defense Corporation », dans The
Bundeswehr and Western Security. McMillan Londres, 1990. Diego A. Ruiz
Palmer, dans Nato-Warsaw Pact Force Mobilization, National Defense
University Press, Washington, 1988.
(6)
Diego A. Ruiz Palmer dans European Security Policy after the Revolutions
of 1989, National Defense University Press, Washington, 1991. Général
Henri Paris, Défense nationale, novembre 1989.
(7)
Lire Paul-Marie de La Gorce, « Une remise en cause de la « riposte
graduée », Le Monde diplomatique, octobre 1988.
(8)
Défense nationale, novembre 1990.
(9)
Gilbert Pérol, La Grandeur de la France, Albin Michel, Paris, 1992. *
Auteur, notamment, de 39-45, Une guerre inconnue, Flammarion, Paris,
1995.
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